Archives

 

Actualité de l'association

Un tableau de Claude Vignon dans le Cantal ?

par Pascale Moulier

L’église Saint-Pierre de Lavastrie renferme une très belle toile qui fut inventoriée récemment (1) comme une œuvre du XVIIe siècle d’excellente facture. Ce tableau de 152 cm de haut sur 106 de large représente l’apôtre Pierre, assis près d’un mur sur lequel sont posées de grosses clés. Les deux attributs du saint (les clés et la pierre) sont ainsi subtilement glissés dans la composition. Les yeux levés au ciel, la bouche entrouverte, saint Pierre s’adresse au Seigneur pour implorer son pardon. Deux grosses larmes coulent de ses yeux.

Ce très beau tableau fut donné à l’église de Lavastrie en 1829 par un certain M. Roux, de Polinhac (commune de Lavastrie). Il s’agit probablement d’un Auvergnat de Paris, qui décida d’offrir une belle toile (2) à l’église de son village natal, à une époque où l’on peut supposer que certaines œuvres du XVIIe siècle avaient peu de valeur. L’église étant placée sous le vocable de saint Pierre, c’est certainement ce qui a motivé le choix de M. Roux. Celui-ci a fait ré-encadrer l’œuvre, dont la toile fut reclouée sur un châssis visiblement plus récent, et c’est à cette occasion que le bas du tableau fut (peut-être) recoupé, faisant disparaître une possible signature.
Cependant, malgré l’absence de signature apparente, cette toile vient d’être identifiée par une spécialiste du peintre Claude Vignon, Mme Paola Bassani-Pacht.

Un peintre atypique
Claude Vignon fut l’un des peintres de Louis XIII et l’ami de Simon Vouet. Né en 1593 à Tours, il passe dix ans à Rome où il subit surtout l’influence du Caravage, dont il reprendra certaines figures comme dans le Martyre de saint Matthieu, en 1617. Il y apprendra l’art de représenter de beaux vieillards vigoureusement éclairés, présentés à mi-corps sur un fond sombre. Claude Vignon séjourne en Espagne quelques temps et revient ensuite à Rome pour acheter des œuvres d’art pour le compte du roi de France. A son retour à Paris il enseignera à l’Académie royale de peinture à partir de 1651, et mourra en 1670. Sa vie fut si étonnante qu’on est tenté de douter de l’honnêteté de son biographe(3) : l’artiste aurait survécu miraculeusement à un coup d’épée administré par des brigands et qui lui avait traversé le crâne, aurait eu 34 enfants de ses deux mariages successifs et aurait été capable de peindre en 24 heures un grand tableau de douze figures représentant le Martyre de sainte Catherine. Mais cette « merveilleuse promptitude », pour utiliser l’expression de ses contemporains, n’avait pas que des avantages : l’artiste s’était fait connaître par sa virtuosité technique et sa facture très particulière, deux choses qu’il ne pouvait déléguer à ses collaborateurs.
La technique utilisée par Claude Vignon, qui donne à ses œuvres une facture si originale, juxtapose deux façons de peindre : la première consiste à ébaucher très rapidement la composition, la seconde à intervenir de façon très minutieuse sur les étoffes, les ors et les pierreries. Cette double facture n’est pas forcément très visible dans la toile de Lavastrie, mais constitue un aspect incontournable de la personnalité artistique de ce peintre. La « superficie raboteuse » de ses tableaux, ainsi que Roger de Piles - un théoricien de son temps (4) - définit sa facture, s’observe néanmoins dans le traitement du visage de saint Pierre, notamment les grosses larmes qui coulent le long des joues et les filaments argentés qui parsèment la barbe.

Les larmes de saint Pierre

Thématique caravagesque, cette iconographie existe dans de nombreuses œuvres du XVIIe siècle. Gérard Seghers, vers 1625, en donne une version où le saint est assis en oraison, tête baissée et mains croisées. Vélasquez a peint ce motif dans une œuvre de jeunesse (5) et Ribéra en donna deux versions : dans celle du musée de Lyon, le saint lève les yeux au ciel, les mains croisées contre la poitrine et la bouche ouverte, dans une posture assez proche de celle de Lavastrie.
Mais ce motif spécifique du saint implorant, le buste légèrement penché et les yeux levés au ciel, a été exploité à plusieurs reprises par Claude Vignon. Plusieurs œuvres très proches reprennent ce sujet, qui remporta visiblement un vif succès autour des années 1630. L’une de ces versions a été publiée en 1998 dans les actes du colloque international de l’université de Tours (6). La toile, qui est présentée dans une très belle exposition qui se tient actuellement au musée de Souvigny, dans l’Allier (7), provient de l’église Saint-Georges de Bourbon-l’Archambault. Le saint y figure déhanché, en déséquilibre, le coude droit posé sur un mur de pierres, mains croisées et les yeux levés au ciel, suppliant Dieu de lui pardonner sa trahison. Une grosse clé pend en équilibre, à laquelle un cordon de soie rose est accroché et coincé sous un gros ouvrage, qui évoque sa future mission évangélique. Cette toile est signée Vignon pinxit et datée par Mme Paola Bassani Pacht des années 1620. L’historienne précise que cette œuvre doit être rapprochée du Saint Pierre pleurant conservé au Stanford Museum en Californie, qui lui est contemporain et aurait été réalisé immédiatement après le retour du peintre de Rome. Ces deux œuvres possèdent une vitalité pathétique, une « tension fébrile » qui ne perdurera pas, car, selon la spécialiste, le saint Pierre de Lavastrie possède un « langage bien plus apaisé » et « pourrait avoir été réalisé pour Pierre Séguier vers les années 1630 » (8).
Un autre Saint Pierre pleurant de Claude Vignon se trouve au musée des Beaux-Arts de Nantes. Il représente le saint à mi-corps, accoudé à un mur de pierre où l’on retrouve le principe de la grosse clé coincée sous le livre, comme à Bourbon, mais la posture est plus posée et donc plus proche de celle de Lavastrie.
Dans ces trois œuvres, Claude Vignon a vêtu saint Pierre d’une tunique bleue sur laquelle un large manteau brun-jaune s’étale dans de merveilleux drapés sculpturaux. A Lavastrie, la tunique est bleue mais le manteau est rouge, rappelant le traitement caravagesque des Saint Jean-Baptiste au désert du début du XVIIe siècle, dont l’église possède par ailleurs un magnifique exemple (9).

La magnifique facture de cette œuvre remarquable se devine malgré l’état de fatigue de la toile qui n’est pas (encore !…) restaurée. Le visage, plus particulièrement, bénéficie d’un traitement d’un réalisme stupéfiant ; les yeux du saint sont rougis par le chagrin, d’où coulent de grosses larmes translucides ; ils expriment toute la détresse humaine du plus impulsif et du plus humain des apôtres. Bouche entrouverte, celui-ci semble dire : « comment ai-je pu douter de toi, Seigneur ? ». Espérons que ce chef-d’œuvre sera restauré au plus tôt et que la restauration nous livrera de nouvelles informations.

Notes

1. Pascale Moulier, La peinture religieuse en Haute-Auvergne, XVIIe -XXe siècles , éditions Créer, Brioude, 2007, p. 265-666.
2. Deux toiles ont peut-être été offertes par M.Roux, car un beau tableau représentant saint Jean-Baptiste au désert, semble également relever du XVIIe siècle.
3. Guillet de Saint-Georges, son principal biographe à la fin du XVIIe siècle. Cf. « Claude Vignon ou la " merveilleuse promptitude " » Paola Bassani Pacht et Sylvain Kerspern, l’Objet d’art, 1993, p. 56.
4. Ibid., p. 56.
5. Œuvre en vente sur le marché de l’art en 2004.
6. Claude Vignon en son temps. Actes du colloque international de l’université de Tours (28-29 janvier 1994), Klincksieck, 1998.
7. « Saints en Bourbonnais », commissaire de l’exposition : Jacques Baudoin.
8. Pierre Séguier fut Chancelier de France. Paola Bassani Pacht, dans Saints en Bourbonnais, ville de Souvigny, 2008, p. 120.
9. Saint Jean-Baptiste au désert, église de Lavastrie, XVIIe siècle.

 

La toile de Lavastrie, Cantal.
cliché PM

 

Toile de Lavastrie, détail (cliché PM)

 

Toile de Lavastrie, détail (cliché PM)

 

Toile de Bourbon-l'Archambault (cliché PM)

 

toile du musée de Nantes

 

toile du musée de Stanford